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La rareté est une discipline, une ascèse capable de réinstaurer la valeur que nous donnons aux objets, aux moments, et par voie de conséquence à la vie en général.
Les sociétés occidentales suivent en effet dans le paradigme de la mode : leurs citoyens achètent puis jettent au rythme des tendances. Avoir tout et tout de suite, voilà une motivation extrêmement présente, qu’elle soit consciente ou non. La disponibilité des biens depuis, grossièrement, la fin de la Seconde Guerre mondiale grâce aux progrès de l’industrie a eu de nombreux effets positifs, certes. Tout un chacun peut acquérir désormais ce qu’il veut, quand il veut et où il veut. Mais cela a également amorcé l’émergence d’une véritable « société du caprice« , dans laquelle les citoyens sont réduits à se comporter comme un enfant de quatre ans piquant une crise dans le rayon jeux et jouets d’un hypermarché, face au refus de ses parents d’acquérir ce qu’il exige. Or, nul parent ne vient surveiller nos adultes actuels, qui achètent ce qu’ils souhaitent, et c’est le plus grave : les gardes-fou ont disparu, plus rien ne vient nous replacer dans le droit chemin.
« Quel est le problème ? S’ils ont de quoi s’offrir ce dont ils ont envie, pourquoi ne pourraient-ils pas le faire ?« , m’objecterez-vous. Oui, bien sûr, hormis les ménages les plus pauvres, chacun peut s’offrir immédiatement ce qu’il veut, dans la limite du raisonnable. Mais ce qui est possible est parfois différent de ce qui est souhaitable : c’est, j’en suis persuadé, le cas ici. Il est souhaitable de s’imposer des limites. De se faire violence. De ne pas céder aux tentations.
Il s’agit bien évidemment, en premier lieu, du vêtement. Ceux qui essaient de s’approprier le style classique n’ont a priori pas ce problème, puisqu’il s’agit en effet de revêtir des atours intemporels, et donc à ne changer que lorsque l’usure est si grande que l’habit en devient importable. En théorie, un vêtement ne saurait être acheté dans le seul cas où le besoin s’en fait réellement sentir -une veste en coton ciré pour la campagne, des souliers de randonnée pour la montagne… Mais nous savons bien qu’en pratique, les tentations sont plus ou moins grandes selon les individus. Vous possédez une très belle veste de tweed au ton brun orangé ? Essayez de résister à l’envie d’acquérir celle à chevrons verts qui vous fait de l’œil ! De même pour ces richelieus à bout golf dont vous rêvez, malgré les quatre autres paires de même modèle qui garnissent votre dressing. Profitez de ce que détenez, et vos possessions n’en auront que davantage de valeur. Succomber à la tentation de l’inutile, c’est diluer cette valeur et ne plus avoir le sens des réalités.
Outre le vêtement, ce sont tous les domaines qui peuvent être sujets à cette gloutonnerie. Prenons la musique. Jadis, seuls les musiciens et orchestres pouvaient en produire. Elle n’a depuis lors cessé de se multiplier dans l’espace, dans un même intervalle de temps : d’abord grâce à l’invention du phonographe à la fin du XIXème siècle, aux premières émissions de radio entre les deux grandes Guerres, puis par l’invention de supports supplémentaires -cassettes, puis mini-disques-, et, aujourd’hui, par sa dématérialisation informatique. Que de superbes progrès technologiques, me direz-vous. C’est indéniable, en effet. Mais le résultat de ces progrès successifs ne doivent pas être utilisés en vue de diluer la rareté de la mélodie. N’avez-vous pas remarqué qu’aujourd’hui, une chanson banale, de variété ou autre, se démode bien plus vite qu’il y a trente ans ? Et pour cause, la démultiplication des points d’écoute potentiels accélère le processus de banalisation et d’indifférence. Ce genre de musique étant généralement assez pauvre, il ne nous concerne que très peu ; mais ce phénomène valait la peine d’être noté. En ce qui concerne la musique dite « Classique », en revanche, la rareté est un impérieux impératif. Pouvoir écouter la Neuvième de Beethoven, par exemple, à toute heure de la journée, dans n’importe quel lieu -transports, poste de travail, et même…les toilettes !-, fait courir le risque à l’une des plus grandes œuvres musicales de tous les temps de devenir banale. En revanche, ne l’écouter qu’avec parcimonie à des moments savamment choisis en décuple la puissance et la portée émotionnelle. Pour cela, préférons l’écoute chez soi, sur une chaîne HI-FI dont les haut-parleurs sont techniquement capables de reproduire la complexité des mélodies et le jeu de l’orchestre ; mais, mieux encore ! l’écoute directe à l’Opéra.
C’est le sentiment de facilité, en vérité, qui fait avant tout perdre la valeur des choses. Plus un objet est difficilement acquis, plus il aura de valeur. « Il m’a fallu économiser quatre mois pour m’offrir ces souliers ! » : ils n’en auront que davantage de valeur, et vous ne vous en séparerez pas si facilement. A ce titre, je trouve les crédits à la consommation directe et autres « crédits revolving » très dangereux psychologiquement. Ils font en effet naître un traître sentiment de facilité d’achat face à cette soudaine disponibilité d’argent. Voilà qui n’aide pas les ménages les moins aisés à exercer cette ascèse de la rareté.
Je parle souvent de gaspillage dans ces colonnes, et ce pour mettre en exergue le fait que l’élégance s’y oppose. Cette dernière est en effet une discipline de vie qui exige d’être intemporel, ce qui réduit considérablement les achats nécessaires puisque les tendances sont ignorées. Voilà donc une formidable explication au gaspillage que la carence de rareté dans les sociétés occidentales. Pour reprendre la métaphore filée au début de ce billet, nous sommes des enfants gâtés : tout nous est offert, tout est disponible. Dès lors, pourquoi faire la diète alors que la table est couverte de mets qui ont l’air savoureux ? Eh bien, justement, car cette saveur est perdue dès lors que l’on se goinfre, que l’on engloutit, que l’on dévore.
La saveur est non seulement perdue, mais, surtout, l’on est désenchanté. Plus rien ne nous émeut, nous devenons indifférent à tout. Voilà un immense risque ! Celui de finir ses jours à l’instar de Charles Foster Kane, murmurant le nom de la seule chose ayant eu un sens dans sa vie face aux vanités et à l’opulence. Rosebud…
Anne Méalhie a dit:
Less is more…
De retour d’une grande traversée à pieds au Bhoutan de près d’un mois, je retrouve le confort et la vie riche qui est la nôtre, chaque met a une saveur exceptionnelle, chaque chose un prix pour peu qu’on limite ses possessions, ses expériences au strict nécessaire…Un forme d’ascèse qui demande maturité, expérience et
croyez-moi après cette expérience aux confins des Himalayas une bouchée de pain frais craquant, le contact d’une chemise de coton repassée, une gorgée de vin procure une forme d’enchantement paroxystique…!
C’est une expression pure de l’hédonisme : un moment juste, mémorable, harmonieux qui ravit les sens. Ça n’a pas de prix.
BG a dit:
Bonjour
J abonde dans votre sens, tant je suis attaché au « mérite » (très judéo chrétien tout ça 😉 et à l’entretien des choses, plutôt qu’à leur remplacement impulsif
Deux exemples
Vous citez l’exemple, précisément, de celui qui économise 4 mois pour s’offrir des souliers?
J ‘ai fait !
Parfois je me trouve ridicule, voire pathétique, d’avoir ainsi opéré ( « tout ça pour ça »? Ce ne sont, in fine, que des souliers… ») sans même parler que le sentiment de ne pas faire partie du même « pré carré » que ceux qui se les offrent « sur le pouce », clac, je sors le chéquier, me taraude parfois…
Et pourtant, objet hautement symbolique acquis au détour d’un anniversaire, je les chéris depuis plusieurs années déjà…
Autre exemple: l’entretien de mes chemises, « de marques » ou purement « fantaisie »
Hors de question de les jeter au premier col ou poignet élimé!
Je fais partie de ces hommes qui font refaire col et poignets, voire deux manches récemment tant une popeline ( trop fine ! ) s’est avérée très fragile…
Mais là encore, l’investissement (financier) de départ (au demeurant injustifié vu la mauvaise tenue dans le temps!) justifiait 45 euros de remise » à neuf »
Bref! Entretenir ses « choses », du lave linge à ses souliers est à mes yeux une vraie philosophie qui (s’)inscrit dans le temps, la durée… loin de l’émoi passager pour tel ou telle babiole
Repensons à Epicure qui, loin de se « bâfrer » – contre sens absolu! – se contentait au contraire de peu… mais avec discernement
Bien à vous
Thomas a dit:
« J abonde dans votre sens, tant je suis attaché au « mérite » (très judéo chrétien tout ça et à l’entretien des choses, plutôt qu’à leur remplacement impulsif »
Navré de ne pas m’en tenir à la ligne d’expression cul-cousue faussement distinguée que les commentateurs appliquent pour imiter le rédacteur de ce site, mais cette phrase est d’une imbécillité abyssale.
Par ailleurs, mélanger judaïsme et christianisme prouve un manque de culture général flagrant qui devrait d’abord vous pousser à vous taire, à remettre en cause votre ignorance, puis à vous tourner vers la culture du réel et du vrai.
Je n’évoquerai qu’à peine le reste du commentaire tout aussi pourvu de contre-sens.
L’excuse de la qualité d’un produit quel qu’il soit ne justifie pas que l’on « économise » (excusez moi) 4 mois durant pour enfin pouvoir prétendre appartenir à la classe des personnes « qui ne s’identifient qu’à la qualité et pas à la marque ».
Cela n’est qu’un détournement, bien plus vicieux, du problème.
Si vous êtes pauvre, vous êtes pauvre. Et vous avez d’autres problèmes a résoudre que l’achat d’une paire de souliers, d’autant plus pour fêter un anniversaire.
Alors vous n’avez que deux options :
1 – vous cultiver et vous battre pour récupérer la part de valeur ajoutée produite qui vous a été extorquée (au lieu de rendre naïvement votre reste au système qui vous en a si peu concédé)
2 – vous cultiver et aller vous retirer dans la savane pour cultiver un champs de maïs bio
3 – en option – rester dans l’ignorance, le sophisme et la soumission à un système qui vous domine (et vous apporte accessoirement juste assez de confort pour vous endormir et vous pousser à continuer)
Mais cette dernière n’a rien de méritant, ni courageux, ni élégant; en considérant la définition bien comprise de ces trois termes. C’est d’ailleurs justement ici de se trouve la facilité, l’abondance et l’immédiateté.
Par ailleurs, plutôt que de vous vautrer dans vos souliers assis derrière un bureau ou debout face à un plan de travail, vous comprendrez vite qu’il n’y a jamais d’ennui ni dans la culture, ni dans le combat.
Mais la culture, comme le courage, la patience et la capacité de résistance à la souffrance, sont les seules choses réellement valeureuses dont la rareté est, et c’est bien dommage, mais c’est l’exception qui confirme la règle, à déplorer en ce bas monde.
Je sais déjà que ce commentaire ne sera pas compris par les imbéciles, à qui je suggère d’aller visiter les Grecs pour voir si j’y suis, et qu’il est d’un niveau nettement plus profond que ce dont vous pouvez avoir l’habitude même si j’ai fait l’effort de le rendre accessible aux non-voyants.
Bien à moi, cordialement si vous l’êtes.
Le Paradigme de l'Elegance a dit:
Bonjour Thomas,
Votre commentaire ferait une excellente suite à La Cantatrice Chauve de Ionesco.
LPDE
Thomas a dit:
Bonjour LPDE,
aussi étonnant que cela puisse paraître, je prends ça pour un compliment. Et je n’en attendais pas moins de votre part pour ce qui n’était pas vraiment une attaque contre votre site que, malgré tout, j’apprécie.
Quoi que nettement moins quand il s’engage sur de la philosophie sans être suffisamment habillé, surtout depuis que j’ai remarqué ce vicieux encart publicitaire, sans doute la faute à wordpress, alors que vous expliquez explicitement qu’il n’y en aurait pas ici…
Cordialement,
Thomas
Le Paradigme de l'Elegance a dit:
Les encarts publicitaires sur le blog ne dépendent hélas pas de ma volonté. Ils sont imposés par WordPress pour, je suppose, couvrir les frais d’hébergement. Il existe une option payante qui permet de se débarrasser des réclames. J’estime cependant m’investir tellement en terme de temps que je ne souhaite pas pour le moment payer. Je n’ai jamais voulu investir en argent sonnant et trébuchant pour mon blog. Peut-être changerais-je d’avis dans quelques mois, je ne le sais pas encore.
Joachim M a dit:
Bonjour,
Chapeau bas pour la référence citée dans cet article : Citizen Kane; l’un des (le) meilleurs films que j’ai pu regarder. Malheureusement le message véhiculé par ce film et par vous même aujourd’hui touche si peu les gens…
Et pourtant, cette notion appliqué dans sa propre vie a un haut pouvoir constructif sur notre personnalité et également dans nos relations.
J’ai remarqué que les personnes avides de nouveautés et prompts à changer celles qui n’en sont plus (personnages très répandus dans notre société) ont rarement des relations profondes, consistantes avec leurs entourages. (Ils diront le contraire, se vantant d’avoir une centaine « d’amis »-si ce n’est pas plus- sur F…..k)
Mais ceci est un autre débat.
Dans la même veine -plus ou moins- que Citizen Kane, j’ai envie de citer Barry Lyndon.
Merci pour votre blog,votre travail; c’est un plaisir de vous lire – en prenant mon temps bien sûr! 🙂
BG a dit:
Rosebud du nom de sa luge d enfant si je me souviens bien, le ramenait plus surement encore a son enfance avec ce constat etabli par O Welles, en guise de lecon: tout se tient la….
Muskar a dit:
Votre article me fait penser à cette phrase de Georges Pompidou dans « Le noeud gordien »
« Le confort de vie généralisé comporte en lui même une sorte de désespérance, en tout cas d’insatisfaction. »